Frontières du salariat et politiques du travail et de l'emploi

Equipe : Sarah Abdelnour, Pauline Barraud de Lagerie, Marlène Benquet, Sophie Bernard (responsable), Céline Bessière, Samuel Bouron, Marie Carcassonne, Guillaume Compain, Matei Gheorghiu, Marion Giovanangeli, Julien Gros, Emmanuel Henry, Alban Jacquemart, Anne Jourdain, Thierry Kirat, Camille Lévy, Alexis Louvion, Gwenaëlle Mainsant, Dominique Méda (responsable), Arnaud Mias (responsable), Elise Penalva-Icher, Camille Phé, Jean-Marie Pillon, Samuel Pinaud, Edwige Rémy, Bénédicte Reynaud, Thierry Rochefort, Madlyne Samak, Laurence Servel, Tessa Tcham, Fanny Vincent, Xavier Zunigo

 

Malgré le nombre important de chercheurs et de programmes de recherche qui constituent ce programme, les travaux de l’IRISSO portant sur les frontières du salariat et les politiques du travail et de l’emploi partagent des traits communs qui singularisent sans doute l’IRISSO dans le champ de la sociologie du travail, en France et à l’étranger. Trois traits nous paraissent particulièrement fédérateurs : l'attachement à l'empirie et à la démarche inductive ; le décloisonnement des champs de la sociologie du travail ; l’articulation des échelles, des pratiques et des niveaux de régulations.

Frontières du salariat et statuts d’emploi

Dans le cadre du rapport quinquennal précédent, la question des frontières du salariat constituait déjà un objet de prédilection pour plusieurs membres du programme. Cette orientation va se trouver renforcée dans les années à venir, au travers de l’investigation de différents secteurs, métiers et dispositifs.

L’ANR CAPLA, qui réunit une part importante de membres du programme, porte ainsi sur le « capitalisme de plateforme ». Au travers des travailleurs des plateformes numériques (comme les chauffeurs VTC, les coursiers en vélo, etc.), il s’agit d’étudier une nouvelle figure du travail indépendant qui se trouve actuellement au cœur de controverses médiatiques, politiques et juridiques. Le développement de cette économie de plateforme questionne en effet les statuts d’emploi et la frontière entre indépendance et salariat, comme le révèlent notamment les contentieux en cours dans plusieurs pays. C’est la raison pour laquelle l’enquête se veut comparative, entre la France, les États-Unis et des incursions au Québec. Un des objectifs de cette enquête collective est de saisir comment s’organise la régulation juridique et politique de ces plateformes. Il s’agira notamment d’interroger le rôle qu’y jouent les instances de protection traditionnelles des travailleurs, les formes et les modes de mobilisations collectives de ces travailleurs indépendants, les formes alternatives envisagées et mises en œuvre, que ce soit au travers de coopératives d’activités ou du portage salarial. Un autre objectif de cette enquête consiste à caractériser cette nouvelle figure du travail indépendant. Pour cela, l’attention sera portée sur les trajectoires socioprofessionnelles de ces « nouveaux » travailleurs indépendants, sur leurs caractéristiques sociales, sur leur rapport au travail, à l’emploi et au statut de travailleur indépendant, mais également sur leurs pratiques de travail, leurs relations aux plateformes et le rôle de celles-ci dans l’organisation de leur activité. Au travers de ces enquêtes, la figure de l’employeur et les frontières de l’entreprise se trouvent également questionnée. L’étude de ces travailleurs des plateformes et la perspective comparative permettront de nourrir la réflexion sur les notions de lien de subordination juridique et de dépendance économique.

Ces questionnements se posent également pour une figure paradigmatique du travailleur indépendant économiquement dépendant : l'agriculteur. En enquêtant spécifiquement sur l'influence des normes environnementales et de la recherche d'autonomie de décision sur l'activité agricole, le projet Nore Agria permettra de jeter un nouveau regard sur cette population. Il s'agira de documenter, dans la continuité des travaux classiques sur ce secteur, les relations de dépendance technico-économique qui lient les agriculteurs, tant à l'amont des filières (engrais, semences, machine, etc.) qu'à leur aval (monopsone locaux des coopératives laitières par exemple), et limitent largement leur autonomie de décision. Mais il s'agira aussi, plus singulièrement, de mettre l'accent sur les exploitations agricoles qui couplent à une production agroécologique à forte valeur ajoutée une recherche d'autonomisation croissante de décision, ceci en limitant leurs coûts fixes (autoproduction de semences ou autoproduction de petits matériels attelage par exemple) ou en cherchant à diversifier les circuits de production en aval (vente directe, marché, Amap, etc.).

Enfin, la question des statuts d’emploi dans les métiers de la culture constitue une autre piste pour explorer les frontières du salariat et la distinction entre stabilité et précarité. L’enquête réalisée en 2016-2017 sur les trajectoires des techniciens de l’audiovisuel et les dispositifs publics favorisant la sortie de l’intermittence peut être considérée comme un travail exploratoire visant à développer un programme de recherche collectif sur le travail et l’emploi dans les métiers de la culture dans les années à venir, en partenariat avec le Département des études de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture et de la Communication. Ce projet collectif dialoguera avec une enquête sur l’insertion professionnelle des journalistes qui vise à mettre en évidence la construction de cet espace professionnel, avec un axe opposant emplois stables et emplois précaires (comprenant un brouillage entre vie privée et vie professionnelle) et un axe opposant ceux qui ne font que du journalisme et ceux pour qui le journalisme n’est qu’une activité parmi d’autres.

Politiques du travail et de l’emploi

Les recherches menées au sein de l’IRISSO alimentent un programme de recherche sur les politiques du travail et de l’emploi attentif à leur instrumentation et à leur mise en oeuvre en situation. Sans exclure une perspective d’analyse de l’action publique (qui porte la focale sur la construction de problèmes publics spécifiques et la fabrique des normes et des instruments), ces recherches visent en priorité à analyser ce que deviennent les dispositifs d’action publique dans les organisations (publiques comme privées), la manière dont ils sont mobilisés et la diversité de leurs usages. C’est dans cette perspective qu’une enquête sur le modèle économique des agences de travail temporaire, tel qu’il est évalué et mis en œuvre à différents niveaux (au niveau des agences, des régions et des directions nationales), sera menée, et ce afin de comprendre comment l’activité de ces entreprises repose sur différentes orientations politiques. L’objectif est ici d’expliquer le paradoxe selon lequel, bien que plus onéreux (comparé aux contrats dits « typiques »), l’achat de prestation de travail intérimaire a les faveurs des employeurs dans différents secteurs bien spécifiques qui constituent autant de niches. C’est ainsi que sont également appréhendées les politiques d’égalité professionnelle : à travers les dispositifs d’action publique confiant la conduite de politiques d’égalité des sexes à des fonctionnaires non-spécialistes de ces thématiques, pour saisir à la fois les effets de cette stratégie de mainstreaming et les conséquences à la fois professionnelles et personnelles de ces nouvelles missions pour les agent.e.s concerné.e.s. C’est ainsi qu’est étudiée l’appropriation variable des incitations et obligations légales à négocier dans les entreprises, dans une démarche qui articule méthodes quantitatives et qualitatives (post-enquête REPONSE). Cette perspective nourrit également l’intérêt porté à la façon dont les politiques de santé au travail se déclinent dans les organisations, à travers par exemple la mise en place des Comités d’hygiène, de sécurité et de conditions dans les fonctions publiques, le déploiement d’une politique de qualité de vie au travail dans une grande entreprise publique ou, plus généralement, le rôle des représentants du personnel dans les politiques de santé au travail des entreprises nationales et internationales. C’est aussi dans cette perspective que sont étudiés les effets de l’introduction de mécanismes de type marchand dans les établissements de soin sur les manières de travailler et les formes d’appropriation et de résistance face aux injonctions managériales à l’hôpital. L’analyse des politiques d’accompagnement des demandeurs d’emploi par le biais des pratiques discursives des conseillers-emplois s’inscrit également dans cet ensemble de réflexions, tout comme l’étude du positionnement des experts-comptables ou des directeurs de ressources humaines dans les organisations et sur le marché du travail. Une partie des travaux visent aussi à qualifier et mesurer les transformations de l'État social et les effets ambivalents des dispositifs mis en oeuvre : le Projet ProsCrim permet ainsi d’interroger le poids du cadre légal sur les pratiques d’administration mises en œuvre localement, tout en développant une analyse des pratiques des agents au sein des administrations, qui nourrit une sociologie du travail et des professionnels aux frontières entre État pénal et Etat social. Plusieurs de ces recherches mobilisent des chercheurs des deux programmes « frontières du salariat et politiques du travail et de l’emploi » et « Gouvernement, normes, expertise » ou « Politisation comparée et mobilisations ».

Ces travaux sur les usages des dispositifs publics s’articulent avec une réflexion sur les effets des transformations contemporaines des capitalismes sur le travail et l’emploi, à travers les processus de mondialisation et de financiarisation. Dans le cadre d’un partenariat renforcé avec le Bureau International du Travail dans la perspective du centenaire de l’institution, un ensemble de travaux entend interroger les tentatives de régulations publiques et privées du travail à l’échelle globale (Travail décent dans les chaînes globales de valeur, Accords cadres transnationaux…). Outre ce partenariat avec le BIT, le programme « Institutional Experimentation for Better Work » (2017-2023) - porté par un consortium de 18 laboratoires de recherches appartenant à plus de six pays, dont l’IRISSO fait partie, sous la responsabilité du Centre de Recherches Interuniversitaire sur la Mondialisation et le travail (CRIMT) et financé à titre principal par le Comité national pour les sciences humaines du Canada -  vise à déployer un Observatoire des expérimentations institutionnelles en faveur d’une meilleure régulation du travail dans le monde. C’est particulièrement dans le cadre de ce partenariat international que s’opèreront un grand nombre de séminaires, colloques, échanges et opérations de recherche sur les thématiques du rapport au travail, de l’avenir du travail, du temps de travail, des impacts de l’automatisation, des évolutions du droit du travail, de la démocratie et de la citoyenneté au sein de l’entreprise, des nouvelles formes d’organisation du travail et de l’entreprise et plus généralement des régulations du travail. Ce programme comprend également un important volet de constitution de bases de données, d’approches historiques et de réflexion sur les catégories et les fondements historiques des dispositifs et des politiques. S’inscrivent dans cette perspective tant les travaux historiques sur la quantification internationale du chômage à l’OCDE (comment s’est élaborée, définie et redéfinie la comparabilité et l’harmonisation des statistiques du chômage dans la zone de l’OCDE), la fabrique de bases de données ad hoc permettant de décrire les conséquences des réductions d’emploi et d’évaluer son effet causal sur les performances des firmes (dans une perspective multidisciplinaire), ou sur la quantification des sans-emplois en Grande-Bretagne, la mise en évidence des transformations des manières de travailler et des modalités d’emploi au sein des entreprises rachetées par des fonds d’investissement (projet pluridisciplinaire CAPINVEST « travail et investissement en capital »), que les travaux sur la critique du PIB et les indicateurs de richesse alternatifs menés dans le cadre de la Chaire « Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales ».